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Panama, M. Trollope s'embarqua sur le vaisseau de guerre anglais
Vixen, qui le conduisit à Punta Arenas, sur la côte de Costa
Rica; de là, il fit un petit voyage par terre jusqu'à San
José, la capitale de cet État, avec le capitaine du Vixen.
" Nous partîmes le premier jour sur un chemin de fer, car
il y a un tramway qui pénètre jusqu'a douze milles dans la
forêt. Nous étions traînés sur ce chemin de fer par une excellente
mule. On nous avait recommandé de passer la première nuit
à un endroit nommé Esparza: où il ya une décente auberge.
Mais avant de quitter Punta Arenas, nous apprîmes que don
Juan Raphaël Mora, le président de la république, venait par
le même chemin, avec une nombreuse retenue, pour inaugurer
les premiers travaux du canal projeté par un Français, M.
Belly, Il devait sur sa route rencontrer son confrère, président
de la république voisine, le Nicaragua, à San Juan del Sur,
et c'est à quelque distance de là que devait commencer-ca
grand travail. Il se proposait de passer la nuit avec sa troupe
à Esparza. Nous nous décidâmes en conséquence à pousser plus
loin, et en effet nous y trouvâmes don Juan. - Il y était
arrivé quelques heures avant nous, et sa suite remplissait
le petit hôtel.
" Les jours suivants, les voyageurs s'élevèrent peu à peu
au sommet du plateau élevé où se trouve la capitale San José.
C'est une ville à l'aspect assez ordinaire, avec quelques
monuments, une place, des casernes, etc. : elle est située
à quatre mille cinq cents pieds au-dessus du niveau de la
mer; aussi, bien que sous les tropiques, et à dix degrés seulement
de la ligne, elle jouit d'un bon climat, et la chaleur n'y
est jamais excessive.
" Aucun climat ne peut être plus favorable que celui de Costa
Rica. La canne à sucre y vient à maturité beaucoup plus vite
qu'à Demerara ou à Cuba. Le sol, sans engrais, y fournit deux
récoltes par an. Le café y vient très-bien: le sol est volcanique
et d'une indescriptible fertilité; et on a tous ces biens
sans cette intensité de chaleur qui dans toutes ces régions
méridionales accompagne genéra1ement la fertilité tropicale,
et y rend le travail mortel pour les blancs. Je ne parle bien
entendu, que des parties centrales, qui sont quelques milliers
de pieds au-dessus du niveau de la mer. Le long des côtes
de l'Atlantique comme du Pacifique la chaleur est aussi grande
et le climat aussi malsain que dans la Nouvelle-Grenade et
les Indes occidentales. Il serait difficile de trouver une
ville plus mal partagée sous ce rapport que Punta Arenas.
Mais, bien que le plateau de San José et l'intérieur de la
contrée en général soient si favorablement situés, je ne puis
pas dire que la nation soit prospère. Ceux qui réussissent
le mieux ici, comme commerçants et comme agriculteurs, sont
les Allemands. Presque tous ceux ·qui font des affaires sur
une échelle un peu grande sont des étrangers, c'est-à-dire
ne descendent pas des Espagnols. Il y a ici des Anglais, des
Américains, des Français ; mais, je crois que les Allemands
sont le mieux mariés au pays. Les meilleures terres à café
sont entre les mains des étrangers, ainsi que les plantations
de cannes et les scieries pour la préparation des bois : leur
tâche est difficile ; la main-d'œuvre est extrêmement rare
et chère. Le peuple n'est pas paresseux comme les nègres,
il aime l'argent et l'épargne, mais les habitants sont peu
nombreux, ils possèdent tous de la terre, et sont à l'aise.
Aux environs de San José, une journée d'homme vaut cinq francs,
encore ne peut-on toujours l'obtenir à ce prix.
"Les habitants de Costa Rica sont naturellement d'origine
espagnole, mais ici, comme dans toutes les contrées voisines,
le sang est très-mêlé; le sang espagnol pur est, je pense,
une rare exception. Cela se voit mieux dans la physionomie
que dans la couleur, et se remarque surtout dans les cheveux.
Il y a un mélange de trois races, de l'Espagnol, de l'Indien
aborigène et du nègre; mais les traces de ce dernier sont
relativement plus faibles. Les nègres, hommes ou femmes, tout
à fait noirs, d'origine ou de famille purement africaine,
sont très-rares. "
" Aux environs de San José, il y a une montagne volcanique
dont le nom est Irazu, On m'informa qu'elle fumait encore,
bien qu'évidemment elle ne donnât point de lave. La contrée
entière est remplie de pareilles montagnes. Il Y en a une,
le Mont-Blanco, dont le sommet n'a jamais été atteint; telle
est du moins la rumeur dans Costa Rica; très-distante, enveloppée
d'autres montagnes, qu'on ne peut atteindre qu'en traversant
d'épaisses forêts vierges; elle lance encore, et cela constamment,
de la lave enflammée. "
" On a fait différentes excursions pour monter sur ce Mont-Blanco,
mais jusqu'ici en vain. Il n'y a pas longtemps, l'ascension
fut tentée par un baron français, mais lui et son guide restèrent
vingt jours dans les forêts et s'en revinrent, faute de provisions.
"
" Vous devriez faire l'ascension du Mont-Blanco, me " dit
sir William Ouseley (sir Wiliam Ouseley était en "ce moment
à San José, occupé à négocier un traité avec le gouvernement
de Costa Rica), vous êtes à l'aise, " n'ayant rien à faire.
C'est juste ce qui vous convient.
"C'est ainsi que sir William Ouseley faisait là satire de
mes occupations habituelles; je résolus pourtant de me contenter
de l'Irazu. "
Nous ne suivrons pas notre voyageur sur le sommet de cette
montagne qui s'élève, dit-il, à onze mille cinq cents pieds
au-dessus de la mer: nous n'y apprendrions rien autre que
le récit de ses tribulations; les volcans ne sont décidément
pas son fait, et sir William Ouseley se trompait.
De San José, M. Trollope se rendit à San Juan*, communément
appelé aujourd'hui Greytown; le voyage n'est pas très-facile:
il faut franchir le faîte de la chaîne qui sépare les eaux
du Pacifique de celles de l'Atlantique, passer la nuit dans
de misérables ranchos, à sept ou huit mille pieds au-dessus
du niveau de la mer; il y a, une route jusqu'à un endroit
nommé Desenganos, où les eaux des deux océans se divisent';
mais sur le versant qui descend vers l'Atlantique, les mulets
ne descendent plus qu'avec une extrême difficulté, dans des
sentiers à peine praticables. Qui croirait que, faute d'une
route, tout le café qu'on récolte sur les plateaux élevés
de l'intérieur ne peut se rendre dans les ports de l'Atlantique,
et va faire le tour du cap Horn, avant d'être dirigé sur l'Europe.
En descendant du pays élevé, on arrive à la rivière Sérapiqui
que les voyageurs descendent en canot, ainsi que la rivière
San Juan où le Sérapiqui se jette.
"Le Sérapiqui est une belle rivière, très-rapide, mais pas
assez pour être dangereuse. Il n'y a pas une maison, pas même
une hutte sur ses bords, et la forêt descend jusque dans l'eau.
Dans les grands arbres sont suspendus les singes bavards,
qui agitent leurs vilaines têtes devant notre bateau ou poussent
des cris de colère en voyant leur territoire envahi. Les perroquets
volent au-dessus de nos têtes en faisant leur musique particulière.
A trois heures, nous arrivions dans le San Juan. C'est la
rivière par où le grand lac de Nicaragua se déverse dans la
mer, le chemin suivi par toutes les compagnies de transit
qui se sont établies d'un océan à l'autre dans le Nicaragua
; les flibustiers ont tant fait que tout transit est banni
de ses eaux : c'est aussi la ligne que M.Belly a choisie pour
son canal. Elle a vu de terribles scènes de meurtre et de
cruauté. Aujourd'hui, la rivière roule paisiblement, dans
son lit large et peu profond, entre les ranchos et les dépôts
de quelques sauvages colons qui sont venus chercher un asile
sur ces bancs tristes, solitaires, et brûlés du soleil. "
" Le lendemain matin, nous atteignîmes Greytown, en suivant
la rivière San Juan. Il ya un autre passage qui conduit à
la mer par le Colorado, une branche qui, sortie du San Juan,
rejoint l'Océan par un plus court chemin. On a songé à choisir
cette ligne pour le canal projeté, de préférence au San Juan.
Je crois ces deux lignes également impraticables, Le San Juan
lui-même est si peu profond que nous touchâmes souvent le
fond, même avec notre léger canot. "
" Et que dirai-je de Greytown? nous y avons un consu1 général,
dont le devoir est de tenir sous sa protection spéciale le
roi de Mosquitie, comme certaines personnes se plaisent à
appeler cette côte, ou de la Côte des Mosquitos, comme on
la nomme plus généralement. Bluefields, à quelque distance
sur la côte, est la résidence préférée de ce tyran nègre;
mais Greytown est la capitale de son territoire.
" De tous les endroits où j'ai jamais mis les pieds, Greytown
est, je crois, le plus misérable. C'est une petite ville de
deux mille habitants, à peu près, placée à l'embouchure du
San Juan, et de toutes parts entourée d'eau et de forêts impraticables.
Une promenade d'un mille est impossible dans toute autre direction
que la plage de la mer; mais ceci n'a que peu d'importance,
parce que la chaleur continuelle fait qu'on ne songe point
à prendre de l'exercice. Quelques Américains y vivent ici,
adorant le tout-puissant dollar comme font les Américains,
et ouvrant des boutiques d'eau-de-vie et des comptoirs; on
y trouve aussi quelques Anglais et quelques Allemands. En
fait de femmes, je ne vis que quelques négresses, et une femme
blanche, ou plutôt rouge, dans une boutique de rhum, La population
indigène se compose d'Indiens-Mosquitos, quoiqu'il paraisse
qu'on leur permette à peine de vivre à Greytown. On les voit
se promenant dans leurs canots, vendant quelques œufs et des
poules, attrapant des tortues, ou assez fréquemment en train
de s'enivrer. "
De l'isthme américain, M.Trollope se rendit aux Bermudes,
archipel composé de trois cent soixante-cinq îlots, encadrés
par un dangereux récif sous-marin dans un espace de vingt
milles de longueur et de trois milles de largeur. La gravure
que nous donnons à la page suivante représente le principal
mouillage de cette possession britannique.
Aug.Laugel.
* Note : San Juan, (del Norte) ou Greytown, est situé au Nicaragua.
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