LES PARADIS DE L’AMÉRIQUE CENTRALE

MAURICE DE WALEFFE
1909


Nous avons volontairement reproduit tel que les particularismes orthographiques et grammaticaux des textes afin d’en préserver la spécificité de l’époque…

COSTA RICA

Le premier tribunal international. - Comment on voyage. - Un embarquement laborieux. - Un bateau où il y a des Chinois, des rats et des cafards.
La plus belle forêt du monde. - La république des oiseaux. Les vraies montagnes de l'orchidée. - La capitale du Costa-Rica est un village - La Costa-Ricienne a toujours l'air d'aller au bal. - Une selle qui tourne à propos. - On se marie à minuit. - Un curé qui a sept filles.

Pourquoi la guerre est-elle endémique? - Des carrosses pleins d’officiers français. Les 500.000 francs de M. Carnegie. - Les lavements du général Zélaya, président du Nicaragua. - Un attentat contre Cabrera, président du Guatemala, - Un président qui ne savait pas lire. - La Balançoire de Fragonard. _ Un pantalon ... - L'affaire du curé Pagès.

Un théâtre de dix millions où l'on ne joue jamais. - Des madones du Pérugin. - Un roman un Costa-Rica. - La conquête de toute l'Amérique centrale par le Yankee est l'affaire d'un quart de siècle. - Cinq mauvais cochers. _ La vie de château manque d'agréments. - Un des paradis de la race blanche.


          Les cinq républiques de l'Amérique centrale, à savoir, en remontant du Panama au Mexique: le Costa-Rica, le Nicaragua, le San-Salvador, le Honduras et le Guatemala, viennent de prendre une décision qui prouve à la fois l'écrasante pesée des États-Unis sur ces pays et le désir qu'éprouvent ceux-ci d'opposer, bloc à bloc, le bloc de l'Amérique latine à celui de l'Amérique anglo-saxonne.
          L'Europe ne saurait se désintéresser de cet épisode d'un duel gigantesque. Le jour où le Yankee parlera en maître depuis le Canada jusqu'au détroit de Magellan, ce jour-là verra la fin de toute espèce d'entreprise ou d'importation européenne. Londres, Anvers, Hambourg, Bordeaux, Gênes, auront reperdu le Nouveau Monde.
          Pendant trois siècles, les Espagnols capturèrent tout navire étranger assez hardi pour aborder dans leurs colonies d'outre-mer. La tempête même, qui jette les vaisseaux hors de leur route, n'était pas une excuse, et l'équipage allait pourrir en prison. Les Yankees n'auront plus à employer ces rigueurs. De nos jours, un simple tarif douanier suffira à balayer de l'Atlantique tout autre pavillon que le pavillon étoilé. Cette perspective vaut bien une minute d'attention.
          Donc, les cinq États minuscules, qui voudraient échapper au sort de Panama, inaugurent ces jours-ci un embryon de fédération, tout au moins morale, en fondant au Costa-Rica, le plus avancé d'entre eux, une Cour suprême de justice, une sorte de Tribunal des Amphictions, dont toute l'Amérique centrale se déclare désormais justiciable. Les États-Unis ne s'opposent point à la création de cet organe fédéral. Ils voient une arme à leur usage là où les Centre-Américains voient un bouclier contre eux. L'avenir dira qui a vu le plus juste.
          Pour assister aux grandes fêtes qui vont marquer l'inauguration de cette Cour suprême dans la capitale du Costa-Rica, j'ai quitté précipitamment Panama. Il ne s'agissait que de passer comme qui dirait de Belgique en Hollande. Seulement on ne passe pas à travers les forêts sauvages qui couvrent l'isthme. Il faut faire le tour par les côtes. Un petit voyage de deux jours, mais opéré dans quelles conditions et exposé à quels hasards !
          Comme ces mêmes difficultés se reproduisent plus ou moins dès qu'on veut aller ici d'une capitale à la capitale voisine, et qu'elles constituent le plus sérieux obstacle à la constitution d'un vaste État central, elles méritent d'être contées.
          Costa-Rica, comme Panama, occupant toute la largeur de l'isthme, possède un port sur le Pacifique et un port sur l'Atlantique. Mais ce dernier seul est réuni à sa capitale intérieure par un chemin de fer continu. Il me fallait donc, tout d'abord, traverser l'isthme de Panama pour retourner m'embarquer à Colon, le jour où partirait de ce port un bateau à destination du Costa-Rica.
          Ce jour-là, le train quittant Panama à six heures du matin, je ferme à peine l'œil, n'ayant aucune confiance dans le nègre qui a promis de me réveiller. Malheureusement, ce sont aussi des nègres qui doivent porter mes bagages à la gare. Avec les nègres, il n'y a pas de surprise; on sait d'avance que tout ratera. En effet, ils viennent prendre mes colis à la dernière minute, et le train file sous mon nez.
          Hélas! le bateau de Colon pour Costa-Rica lèvera l'ancre sans moi ! Il me faudra attendre celui de la semaine suivante ... Non! J'apprends qu'un second train qui part quatre heures plus tard peut encore arriver avant le départ du bateau. Mes nègres me jurent que j'aurai une grande demi-heure pour passer du train à l'embarcadère, qui est à deux minutes de la gare. Allons! Courons la chance! Si je manque le bateau, j'en serai quitte pour rentrer le soir à Panama; le trajet de l'isthme en railway est à si bon marché! Le port de mes bagages ne me coûte que quatre-vingts francs pour 75 kilomètres. C'est pour rien!
          Les dieux soient loués! J'arrive à Colon à une heure. Le bateau part à une heure et demie. Mais il est interdit de prendre ses billets à bord. Il faut les aller chercher à l'agence de la Compagnie. J'y cours, tandis qu'un gentleman nègre, souriant jusqu'aux oreilles entre les pointes d'un gigantesque faux-col, m'engage sa parole d'honneur, en trois langues - en anglais, en français et en espagnol - que mes malles vont passer du wagon sur le bateau comme s'ils étaient portés sur l'aile d'un zéphir.
          Pour qui s'étonnerait du rôle que jouent mes bagages dans mes préoccupations, il faut dire que, dans toute l'Amérique latine, on ne trouve que des articles importés d'Europe à grands frais par des commerçants qui acquittent des droits de douane affolants et qui prétendent encore, par là-dessus, faire fortune en trois ans. C'est ainsi qu'au Chili, on achète une paire de souliers pour soixante-quinze francs. A ce prix-là, on tache de ne pas semer ses bottes en route!
          A l'agence de la Compagnie de navigation, il suffit de débourser de l'argent, opération qui ne souffre beaucoup de délai en aucun pays. Me voici paré, et je fais d'un pied allègre les cent pas sur l'embarcadère, attendant mon commissionnaire nègre, son triple faux-col, sa triple parole d'honneur et ma triple montagne de bagages.
          Le bateau pour Costa-Rica se balance impatiemment au bord du quai. C'est un bateau fruitier, destiné au transport des bananes. Les passagers ne sont admis que par surcroît. Il est tout petit et plutôt sale. Ses rares cabines sont occupées. Le capitaine m'explique en quatre langues - une de plus, parce qu'il est Norvégien - que, sous les Tropiques, on se trouve fort bien de dormir sur le pont.
          Soudain, il se met à pleuvoir. Entendez par là qu'en deux minutes j'ai de l'eau jusqu'aux chevilles, et que la ruelle par où doivent déboucher mes infortunés bagages se change en torrent impétueux. Du coup, je suis perdu. A moins d'être traînée par des dauphins, comme la conque d'Amphitrite, la charrette de mon nègre ne pourra plus quitter la gare. D'ailleurs, le bateau va lever l'ancre. Je suis perdu. Le capitaine norvégien exprime l'opinion que mon gentleman nègre était peut-être un voleur ... Il aura caché mes malles dans le quartier nègre de Colon, quartier tellement sale que ses ordures lui font un rempart infranchissable. Là vit une extraordinaire population de bandits, l'écume des quatre coins du monde ...
          Il pleut de plus en plus; on ne peut nommer cela de la pluie. C'est un second Océan, situé dans les nuages, qui se déverse sur les quais avec le fracas de quarante Niagaras. N'ayant plus l'espoir de partir avec mes équipages, je fais débarquer les menus colis déjà entassés sur le pont.
          On me rejette donc, du haut du bord, mes valises et une caisse à papillons, où ces lépidoptères sont épinglés sous verre. On m'avait bien recommandé, quand je visiterais Panama, d'emporter une collection de papillons. On ne saurait trop recommander aux voyageurs en Amérique d'acquérir force collections de papillons. C'est si commode à transporter!
          Miracle! Voici mes malles ! Un animal fabuleux, qui dresse au-dessus du torrent la tête d'une mule mais qui a peut-être des nageoires sous le ventre, traîne la charrette où je puis voir mes bagages les plus lourds empilés sur les plus fragiles. Ma seule malle trouée - que j'ai vainement essayé de faire réparer à Panama _ a été soigneusement placée au sommet de la pyramide, de façon à recevoir toute l'eau du ciel. Pour tant d'ingéniosité, mon gentleman nègre à faux-col, qui n'a qu'une heure de retard, me réclame la modeste somme de cent francs. C'est toujours pour rien: célérité et discrétion! Payons et embarquons, puisque cette pluie providentielle a retenu le bateau près du quai!
          La pluie cesse. Nous partons. Ouf! Je n'ai perdu que ma caisse à papillons et sans doute le contenu de ma malle trouée, deux colis sur une vingtaine, à peine du dix pour cent. A ce compte-là, je puis visiter une dizaine de villes américaines avant d'être absolument sans ressources.
          La mer est calme. Heureusement ! Car nous sommes soixante passagers dans un « salon » destiné il en contenir six ou sept. Si le mal de mer s'emparait de ce troupeau humain, ce serait intenable. Il n'y a pas de classe distincte. Au souper, l'ouvrier mon voisin, qui doit exercer dans la vie civile un métier très salissant si j'en crois ses mains et son col de chemise, boit son café dans sa soucoupe et s'essuie les doigts à la nappe. Pour la nuit, on me découvre un lit dans une cabine déjà occupée par trois Chinois. Très propres, ces Chinois, et ne sentant pas l'opium ! Néanmoins, la chaleur de ce lieu privé d'air est telle que je fonds sur ma couchette. Sous peine de disparaître de ce monde en ne laissant d'autre trace de mon passage qu'une petite mare d'eau, je m'arrache à cet asile et remonte à l'air libre, où souffle une brise assez traître. On est prié de rester éveillé si l'on ne veut attraper la fâcheuse pneumonie. Une lune splendide éclaire sur le pont les ébats innocents des rats et des cafards.
          Au petit jour, on jette l'ancre devant une côte basse tout empanachée de palmiers: c'est la côte du Costa-Rica. A gauche, un îlot arbore le pavillon jaune de la Santé. C'est là qu'on subit la quarantaine. Chaque port d'Amérique est ainsi flanqué d'un lazaret où, une fois sur deux, les passagers courent le risque de passer une semaine d'isolement, propice à de pieuses méditations, mais peu faite pour abréger la durée des voyages.
          Un heureux hasard veut que mon bateau n'ait touché à aucun port suspect. Je puis donc prendre pied à terre, payer les droits de douane, payer les porteurs de mes bagages, payer le chemin de fer et m'installer enfin dans le wagon qui me mettra ce soir à San-José, capitale de la République de Costa-Rica! Cependant le chef de gare me prévient charitablement que, la pluie ne cessant de tomber depuis huit jours, la ligne est probablement endommagée en plusieurs endroits, et que j'ai peu de chances de parvenir à destination.
          J'en fus quitte pour la peur. Je suis arrivé à San-José ; et je dois dire, avant d'aller plus loin, que tout le monde s'y extasie sur le bonheur extraordinaire avec lequel j'ai fait mon petit voyage.

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          Je n'ai point vu l'île de Ceylan, qui passe pour le plus beau lieu de la terre, mais je doute qu'elle dépasse en splendeurs le panorama où serpente le chemin de fer du Costa-Rica. En comparaison de celle-ci, la forêt que j'ai traversée la veille sur le chemin de fer de Panama n'était qu'une vulgaire brousse.
          On commence par rouler le long de la mer entre des allées de palmiers royaux comme n'en possède aucun jardin botanique. Puis apparaissent toutes les essences tropicales, - je ne vous les énumérerai pas: il y en a deux mille deux cents ! - arbres aux fûts colossaux dont les frondaisons démesurées, à cent pieds dans les airs, laissent pendre ces écheveaux do lianes floconneuses et argentées que l'on appelle ici : « Barba de viejo » (Barbe de vieux). Rien ne peut dépeindre la hardiesse et la grâce dos grottes de verdure où se suspendent ces stalactites végétales.
           Cette forêt fastueuse n'a pas de bornes. Elle tapisse les vallées, drape les montagnes de toutes les nuances du vert, piqué çà et là par la note rouge ou jaune d'un bouquet d'arbres en fleurs, et ne se perd que dans les hauteurs du ciel bleu-pâle. Nous sommes à la saison des pluies. Un fin brouillard endiamanté éteignait les couleurs, qui eussent pu être trop vives, de cette nappe d'émeraude. Le vol brusque d'un oiseau de rubis ou de topaze allumait parfois dans ce voile humide le feu d'une pierrerie. Quel décor de théâtre !... si les décors de théâtre étaient autre chose que du papier peint. Les vraies forêts ignorent la comédie humaine. Celle-ci murmure au vent et s'épanouit dans la lumière, aussi ignorante du ruban de voie ferrée qui la traverse que des boas qui se coulent entre ses herbes.
          J'ai parlé d'oiseaux. S'il fallait trouver un pays du monde où placer cette République Iles Oiseaux que, d'Aristophane à M. Edmond Rostand, tant de poètes ont rêvée, Costa-Rica en serait la patrie indiquée. Ce territoire minuscule abrite sept cents espèces d'oiseaux, deux fois plus que l'Europe entière. Le plus grand est l'aigle blanc. J'avoue ne l'avoir aperçu qu'au musée de la capitale. Mais il a l'air tellement méchant que, même empaillé, il m'a fait peur. Le plus mignon est un oiseau-mouche gros comme la moitié d'une aile de papillon. Le plus splendide est le « quetzal », cet oiseau vert au ventre écarlate qu'une république voisine, le Guatemala, a adopté pour emblème, parce qu'il ne peut vivre qu'en liberté et meurt sitôt qu'on le met en cage.
          Vous remarquerez que je ne vous parle point d'orchidées, bien qu'elles abondent et que nous soyons encore à l'époque de leur floraison.
          C'est que l'orchidée, fleur rare d'une plante parasite qui croît sur les plus hautes branches des arbres, ne produit aucun effet dans un paysage. On ne la voit pas. Ce bijou floral, chef-d'œuvre du céleste orfèvre, semble avoir été ouvré pour s'épanouir, un soir de bal, entre les deux seins d'une jolie femme. Cc sont là ses montagnes, les seules qui conviennent ù sa délicatesse.
          Toute la région basse du Costa-Rica est inhabitée. Ce paradis terrestre nourrit encore cent trente espèces de serpents, mais Adam et Ève l'ont fui. Il faut dire qu'il est très malsain. Quand l'Église catholique sera devenue résolument moderniste, ce qui ne saurait tarder, en dépit de Pic X, et quand on se préoccupera d'accorder la Bible avec la science, ce ne sera plus un ange armé d'une épée flamboyante qu'on peindra à la porte de l'Eden, ce sera le moustique des fièvres paludéennes!
          Cependant, depuis que le Costa-Rica est devenu le principal fournisseur de bananes des États-Unis, - au point qu'une compagnie de bateaux-fruitiers, expressément créée, transporte un million de « régimes » par mois ! - les planteurs américains ont amené quelques nègres de la Jamaïque et leur ont bâti, le long de la voie ferrée, des maisonnettes en tôle, d'où ces grands noirs ù l'âme enfantine regardent passer Je train en riant aux éclats. Déjà les maisonnettes sont submergées par les hautes herbes et noyées sous les palmes retombantes. Sur les lianes suspendues aux façades, des perroquets verts se balancent en jacassant comme s'ils se moquaient du monde.
          Et le passage du train fait accourir des pelotons de négrillons tout nus, au ventre rebondi; ils pataugent sous la pluie tiède, nous tirent la langue, nous jettent des pelures de bananes, tandis que leurs mères portent sur la tête des corbeilles d'ananas qu'elles nous offrent avec un large sourire.
          Quand le train abandonne ces plaines enchantées pour s'élever dans la région montagneuse où est bâtie la capitale du pays, on quitte les paysages de Ceylan pour ceux du Caucase ou de l'Engadine. C'est encore très beau, quoique plus familier à un œil européen. La voie franchit les torrents et les précipices sur des ponts Je fer vertigineux. Ici s'arrêtent les bananiers et les nègres. Là commencent les plantations de café et la population indienne.
          Peu à peu, ça se gâte. La végétation se clairsème. De grands plateaux pierreux étendent leur aridité mélancolique entre de trop rares prairies qui n'ont plus rien d'exotique. C'était bien la peine de faire trois semaines de mer pour retrouver ici les paysages de l'Ardenne ou de la Bretagne ! Hélas ! La lumière devient de plus en plus grise. Des cimes rocailleuses emprisonnent maintenant l'horizon, couchant mes illusions dans un cercueil de pierre, sous un ciel de plomb. J'évoque mes plus mauvais souvenirs de Norvège.
          La capitale du Costa-Rica est une déception. Son magnifique chemin de fer aboutit à un village de vingt-cinq mille paysans, perdu dans la montagne. C'est San-José. Quel farceur m'avait dit que les maisons y disparaissaient sous les roses ? Ce sont sans doute les roses qui disparaissent sous les maisons, basses et uniformes, ressemblant à des habitations ouvrières. L'hôtel est une auberge mal tenue.
          Si c'est là, ô Amérique centrale, la plus belle de tes capitales, que seront les autres? Et que pourront ces cités-pygmées contre les New York et les Chicago colossales ?

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          Rien ne trompe comme la première impression d'une ville nouvelle. Elle est rarement la bonne, la vraie, celle qu'on emportera après un long séjour. C'est qu'au premier coup d'œil on juge les habitations. II faut plus de temps pour juger les habitants. Or, ceux-ci seuls importent, à moins d'être architecte.
          La capitale du Costa-Rica se présente mal. Le nouvel arrivant se met au balcon de la mauvaise auberge qui ose s'appeler « Palace Hôtel », contemple l'unique tramway dont le trolley dépasse le toit des petites maisons basses, et aussitôt éprouve un seul violent désir: celui de s'en aller !
          Mais réveillez-vous le lendemain dans la magnifique lumière des hauteurs sous les tropiques, portez les lettres qui vous ouvrent l'intimité de quelques familles distinguées, appréciez l'humeur douce et riante du Costa-Ricien, la grâce singulière de la Costa-Ricienne, la température exquise, l'heureuse perspective des rues qui s'ouvrent toutes sur des montagnes bleuâtres comme des fonds de tableau, enfin la rare splendeur de l'heure quotidienne où les nuages qui planent sur l'Atlantique et ceux qui planent sur le Pacifique se réunissent autour des Cordillères pour former, au-dessus du soleil qui se couche, un dais de gloire ineffable, une invraisemblable apothéose de fleurs et de flammes, et vous commencerez à modifier du tout au tout votre première impression. Au bout de trois jours, vous trouverez naturel de passer ici le reste de votre vie.
          La ville est banale et presque laide, c'est entendu; on m'avait dit que les maisons disparaissent sous les roses, c'est une hourde; mais il serait vrai de dire que les rues s'y fleurissent do jeunes filles qui ressemblent à des roses, il des roses blanches, jaunes, rouges.
          La Costa-Ricienne qu'on aperçoit dans les rues a toujours l'air d'aller au bal ou d'en revenir. Fût-ce à neuf heures du matin, fût-ce dans la pluie et la houe, vous ne la verrez jamais autrement qu'en souliers de satin et en falbalas de mousseline blanche. Un long châle rose tendre ou vert-d'eau lui drape les épaules; une éclatante fleur rouge est piquée dans ses épais bandeaux de cheveux noirs. Ainsi pavoisée, elle promène par la ville un front joliment bombé, deux yeux ardents et un petit museau plus fardé, plus frotté de poudres, de crèmes et de couleurs qu'une lorette des Folies-Bergère.
          C'est qu'elle fait à peu près le même métier. Elle chasse à l'homme. Je me hâte de spécifier que c'est pour le bon motif ! Elle chasse au mari. Au Costa-Rica, il y a quatre filles pour un garçon. Celui-ci fait prime ! Aussi est-ce lui qui doit se garder ù carreau, et se défendre des pièges que lui tend un sexe faible mais affamé. Quant à la jeune fille, elle n'a qu'une idée: se compromettre 1 Papa et maman interviendront alors et obligeront l'auteur du scandale à le réparer.
          J'assistai hier à un mariage de ce genre. Le scandale de rigueur s'est produit durant une excursion à cheval. La jeune fille, à certain moment, resta en arrière de la caravane et appela son « novio » à l'aide : la sangle de sa bête était desserrée ct la selle tournait! Voilà le galant forcé de prendre la belle à bras le corps pour lui faire mettre pied à terre. Mais le frère de la jeune fille veillait. Il accourt à francs étriers et surprend-le couple enlacé. Cris ! Menaces! Provocation en duel ! Tout cela a fini, comme dans les contes de fée, par un mariage.
          Et notez que les gamines qui imaginent ces trucs compliqués parfois n'ont pas plus de treize ans, âge légal de l'hymen pour les filles ! La nécessité est mère du génie.
          Quant au mariage précité, il s'est célébré dans toutes les formes usuelles au Costa-Rica : on n'alla pas à l'église, c'est le prêtre qui vint à la maison et donna la bénédiction nuptiale à minuit, dans le salon, en présence de la famille et des invités. Les jeunes époux échangèrent solennellement treize pièces de monnaie, puis tout le monde se remit à danser sous les guirlandes de fleurs et les - multicolores lanternes japonaises. Voilà deux vies unies ... pour huit jours!
          Car, en général, la lune de miel ne dure pas davantage. L'Espagnol, qui est le plus galant des fiancés, est le plus volage des époux. Il court vite à d'autres conquêtes. Je reverrai longtemps un vieil hidalgo de ces pays que je visitais dans sa « finca », comme on appelle ici les propriétés. Je le félicitais sur sa verdeur.
          - Oui, me répondit-il en prenant sa femme par le bras : j’ai eu trente-quatre enfants avec mon épouse ici présente, et plus de quarante au dehors !
          La bâtardise n'est nullement une tare, et les enfants naturels sont libres d'adopter le nom du père, tout comme les légitimes. Ils sont absolument sur le même pied. Il n'y a pas non plus de déshonneur à être fils de curé.
           Sauf au Costa-Rica, où le clergé paroissial observe une meilleure tenue, dans les autres républiques chaque « padre » élève très consciencieusement une petite famille pondue au hasard des confessionnaux. On me cite un curé du Nicaragua, très riche, qui a doté somptueusement ses sept filles et vieillit comme un patriarche de la Bible, entouré du respect universel. Ayant droit aux prémices de la culture et du bétail, personne ne se scandalise s'il s'arroge aussi les prémices de son troupeau pastoral. Un proverbe courant dans l'Amérique espagnole dit qu'il n'y a que deux bons métiers pour un homme : président de la République ou curé !
          Avec de pareilles mœurs, vous vous attendez sans doute à ce que les lois soient très dures pour les femmes ? Pas du tout! Nul code européen n'est aussi libéral. La femme mariée garde l'entière gestion de sa fortune. Ouvrière, son mari n'a aucun droit sur son salaire.
          C'est l'éternel sujet d'étonnement du voyageur en ces pays neufs : ils ont encore les mœurs que l'Europe n'admet plus depuis cent ans, et ils ont déjà des lois que l'Europe ne votera peut-(1tre que dans un siècle.
          Lequel vaut mieux, de bonnes lois ou de bonnes mœurs? On fait ce qu'on peut: à défaut des mœurs, c'est déjà bien gentil d'avoir les lois !

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          Pourquoi la guerre est-elle endémique dans l'Amérique centrale ?
          Raison de race. Raison de milieu.
          La race est batailleuse, étant issue du mélange de deux sangs bouillants, celui des vieux Conquistadors et celui des peuplades indiennes. Le milieu favorise ce goût inné : les cinq petites provinces, sous la domination espagnole, formaient la capitainerie générale de Guatemala. Chacune nourrit la secrète ambition de reconstituer le grand état isthmique à son profit, en assujettissant les quatre autres. Dès qu'elle se croit plus forte que sa voisine, elle intrigue pour lui imposer un dictateur de son 'choix. De là ces guerres sans fin.
          L'excès du mal appelle parfois le remède. La plus petite mais aussi la plus sensée des cinq républiques, celle de Costa-Rica, a proposé à ses sœurs irascibles d'instituer un Tribunal de famille.
          Les deux puissants voisins du Nord, le Mexique et les États-Unis, se trouvaient avoir un intérêt égal, bien que contradictoire, à ce que la paix régnât dans l'isthme : les États-Unis désiraient en achever tranquillement la conquête économique; le Mexique désirait enlever aux États-Unis tout prétexte à occupation armée.
          Ils furent d'accord pour applaudir au projet, et envoyèrent chacun un ambassadeur chargé de tenir le Tribunal naissant sur les fonts baptismaux.
          Ces deux parrains viennent d'arriver, avec les cinq délégués des républiques centrales, sur un modeste croiseur de 3e classe de la marine yankee, qui devient, sous la plume grandiloquente des journaux locaux, una nave gigantesca!
          San-José, pour recevoir ces ambassadeurs de paix, eut une idée charmante. Au lieu de mobiliser l'armée du Costa-Rica - dont l'effectif, il est vrai, ne monte qu'à cinq cents hommes - on aligna les enfants (les écoles, cinq mille bambins conduit, par leurs institutrices. Les garçonnets, porteurs de petits drapeaux, étaient proprets et bien vêtus. Les fillettes, un bouquet de fleurs à la main, semblaient charmantes, plus élégantes que dans bien des villes françaises. Quant aux institutrices, c'étaient les jeunes filles de San-José, et San-José est célèbre pour la beauté de ses senioritas.
          Les magistrats de la Cour suprême arrivèrent en des landaus impeccables. Tout au plus, pouvait-où critiquer l'ampleur des armoiries peintes sur les portières. Mais c'est la faute des armoiries du Costa-Rica, qui comprennent plusieurs montagnes, un coin de mer, un trois-mâts et un soleil couchant.
          Derrière venaient au grand trot plusieurs carrosses pleins d'officiers français. J'aperçois pêle-mêle des colonels d'artillerie, des capitaines de chasseurs, des lignards et même le plumet de nos Saint-Cyriens. Ma surprise est grande. Mais ces uniformes ne sont qu'un hommage rendu par les officiers costa-riciens à nos costumiers militaires.
          Comme ils sont minces et point trop abîmés par les combats - le Costa-Rica est en paix depuis 25 ans, ce que les journaux de là-bas appellent une paix immémoriale, - ça leur va très bien.
          Le grand jour fut celui de l'inauguration solennelle, quand l'ambassadeur américain annonça que M. Carnegie, le milliardaire philanthrope, lui avait remis un chèque de 500.000 Fr. pour bâtir à ce premier tribunal d'arbitrage un temple digne de lui.
          Hélas! Le point difficile, pour la nouvelle Cour, ne sera pas de rendre des sentences, ce sera de les appliquer.
          Je vois mal le général Zelaya, président du Nicaragua depuis quatorze ans, - encore que la Constitution nicaraguaise déclare le président élu pour quatre ans et non rééligible! - je vois mal M. Estrada Cabrera, président du Guatemala, tout aussi inconstitutionnel, obéir à un jugement de la Cour suprême qui leur déplairait. Ils feront traîner la chose en longueur, rappelleront leur délégué sous quelque prétexte, et ne donneront plus signe de vie.
          Les Etats-Unis s'improviseront-ils les huissiers à verge, les recors du Tribunal, et interviendront-ils à main armée? Ce serait avoir hâté ce qu'on voulait empêcher.
          Il faut connaître ces despotes centre-américains.
          Le président d'une de ces petites républiques isthmiques moins populeuses qu'une grande ville d'Europe, dès qu'il a réduit à l'obéissance ou à l'exil la douzaine d'hommes énergiques capables de lui disputer la toute-puissance, n'a plus à compter qu'avec des créoles timides et isolés ou des Indiens encore sauvages et ignorants. Ses actes les plus illégaux ne le desserviront pas plus que ne le servirait son culte scrupuleux des lois. Vertueux comme coupable, libéral comme despotique, il a également à craindre l'apparition d'un rival plus fort que lui, et n'a à craindre que cela. Jusque-là, il n'est limité par rien, il ne doit le respect à rien, pas même aux biens et à la liberté des étrangers, comme le prouve l'impunité d'un Castro au Venezuela, dépouillant, exilant, emprisonnant même des sujets américains, anglais ou français.
          Et Castro n'est pas seul à se moquer des diplomates et des escadres! Il n'y a pas deux ans que le général Zélaya, président du Nicaragua, incarcérait des Américains du Nord et répliquait à la réclamation du consul des Etats-Unis en l'expulsant ignominieusement du territoire de la République, sans autre forme de procès. Les États-Unis ont nommé un autre consul et avalé l'injure sans sourciller. Ils ne pouvaient déclarer la guerre au minuscule Nicaragua. On ne prend pas un sabre pour tuer une puce!
Ce général Zélaya, d'ailleurs, n'est pas sans originalité. Je ne parle pas de son obstination à garder le pouvoir en dépit de la Constitution. Je ne parle pas davantage de son énorme fortune, évaluée à cinquante millions, bien que les honnêtes grisettes de Paul de Kock, « qui s'achetaient des diamants avec leurs économies », soient notablement dépassées par cet homme d'ordre qui épargne cinquante millions sur un traitement officiel de cent mille francs.
          Banalités que tout cela, en Amérique ! Personne ne s'étonne que la veuve de Barrios, pauvre métis indien qui mourut président du Guatemala, jouisse d'un douaire de quinze millions de dollars. Même au Costa-Rica, république pourtant modèle et proverbiale pour la régularité des comptes officiels, on me montrait hier un jeune sous-lieutenant qui vient de toucher, à sa majorité, 'un héritage de sept millions et demi.
          - C'est son père qui a fait cette fortune, m'explique-t-on.
          - Ah! Il était industriel?
          - Non. Il a été président de la République.
          Donc, senior Zélaya, président du Nicaragua, avec ses quatorze ans de dictature et ses cinquante millions d'économies, ressemblerait à tous les présidents présents, passés et futurs, s'il ne se recommandait par des procédés de gouvernement pittoresques.
          Chaque fois qu'une révolution éclate au Nicaragua, en moyenne tous les deux ans, il prélève sur les citoyens riches des « contributions volontaires. » Quand les dits citoyens riches manquent d'enthousiasme pour soutenir la bonne cause, il les fait emprisonner, ou affamer dans leur maison, ou suspendre momentanément par les pouces, tous procédés d'usage immémorial en Amérique. Mais au général Zélaya revient vraiment l'honneur d'un procédé nouveau et savoureux.
          En 1900, quelques propriétaires du Nicaragua, taxés à cent et deux cent mille francs de « contribution volontaire », ayant fait les mauvaises têtes, il les réunit dans une caserne où les soldats sous ses yeux leur administrèrent des lavements d'eau glacée, au sel et au piment rouge, « pour leur rafraîchir les idées », déclara-t-il d'une petite voix douce. Car le général, instruit en France, à Versailles, se pique d'une politesse raffinée, n'élève jamais la voix et n'emploie que les expressions les plus choisies.
          Ceci est d'ailleurs la caractéristique de ces petits despotes américains. Ils sont bien élevés, causeurs charmants. D'une première entrevue avec eux, on sort ravi et confiant. Plus tard, on déchante. Pourtant ce ne sont pas des monstres. Ils ne se permettent que les cruautés tout à fait indispensables, et presque jamais d'assassinat, sauf contre leurs ennemis déclarés. D'humeur excessivement galante, ils jettent le mouchoir à leurs sujettes, mais ce mouchoir contient plutôt un billet de banque ou une faveur qu'une menace. Mieux vaut douceur que violence! Telle est leur devise à tous, depuis Castro, maître du Venezuela, jusqu'à Estrada Cabrera, seigneur du Guatemala.
          Cependant ce dernier, à l'heure même où j'écris, vient de faire exécuter un nombre indéterminé de personnes, parmi lesquelles des dames de la meilleure société. C'est qu'elles avaient conspiré! On a essayé de l'assassiner. Alors le tigre, qui s'amusait à égratigner, devient méchant et mord.
          Un témoin visuel me décrit la scène :
          Quelques élèves de l'École polytechnique cinq, disent les uns; sept, affirment les autres ont tiré sur M. Estrada Cabrera, au moment où il passait devant les troupes pour se rendre de son palais à une réception diplomatique. Ils l'ont manqué parce que le porte-drapeau, qui devait donner le signal du feu en inclinant l'étendard devant le Président, soit maladresse, soit émotion, l'inclina si brusquement, qu'il força le Président à baisser la tête pour l'éviter. Tous les conspirateurs avaient visé à la tête. Toutes les balles passèrent au-dessus de M. Es¬trada Cabrera, qui ne fut qu'éraflé à la main par une balle perdue.
          Les dépêches officielles disent que le président a fait exécuter les coupables. Elles oublient d'ajouter qu'il a fait « décimer » l'École polytechnique, en commençant par le colonel qui la commandait.
          Les prisons regorgeaient depuis longtemps de détenus politiques. Aussitôt après l'attentat, M. Estrada Cabrera a envoyé l'ordre de les mettre tous à mort, sans jugement.
          Le tyran déteste le bruit des armes à feu; ces malheureux ont été poignardés. On en a dépêché ainsi une soixantaine, comme des bœufs. Le carnage s'est étendu ensuite à des épouses, à des mères, à des sœurs ... A l'heure actuelle, la capitale du Guatemala, grande ville de 80.000 habitants, est livrée à la terreur.
          N'allez pas prendre senior Estrada Cabrera pour un monstre ! C'est un causeur charmant, exerçant sur tous ceux qui l'approchent une véritable séduction. Seulement on essaye de le tuer. Il tue. Ce sont les beautés du pouvoir personnel.
          Le Guatemala en a vu de pires. Il a vu Ra¬faël Carréras qui le gouverna trente ans, et qui ne savait pas lire. Quand un diplomate étranger lui remettait une note écrite, il la prenait et la parcourait à l'envers, avec le plus grand sérieux.
          Mais surtout le Guatemala a vu Ruffino Barrios. Ruffino Barrios restera le prototype du dictateur américain, d'un courage extraordinaire et d'une ambition napoléonienne, mais brutal, luxurieux, vite féroce.
          Il eut des plaisanteries un peu lourdes. Il faisait balancer les femmes de ses ennemis dans des hamacs, mais en leur donnant pour berceuse une vache qu'on avait dressée à donner des coups de corne dans ce hamac.
          Pour Barrios, femme désirée, femme prise.
Il la faisait enlever par ses soldats. Une fois, le père d'une jeune fille protesta un peu haut. Barrios envoya à ce père le lendemain, comme preuve et trophée de sa victoire amoureuse, un paquet de linge ensanglanté. Rassurez-vous! Il ne l'avait pas tuée. C'était simplement - en vérité, il faut me pardonner de dire cela ... - son pantalon.
          Un soir, chevauchant à travers ses États, le terrible président arrive dans le village d'un curé espagnol nommé Pagès. Despote et curé soupent en tète à tête. Barrios s'amuse à scandaliser son hôte en blasphémant la vierge et tous les saints du paradis. Le curé se fàche. L'autre, qui avait toujours une cravache à la main, lui donne de cette cravache sur la figure. Mais le padre avait le sang vif. Il saute à la gorge de Barries, le renverse et allait l'étrangler, quand un soldat, attiré par le fracas de la vaisselle brisée, accourt et tue net le curé d'un coup de fusil entre les épaules. Ce soldat fut nommé général.
          Barrios gardait chez lui dans une armoire toute sa fortune. S'il ouvrait cette armoire, on entrevoyait des montagnes de bank-notes et, en guise de presse-papiers, trois ou quatre revolvers chargés. Ça ne l'empêcha point de périr, comme le curé Pagès, d'une balle dans le dos. Au moment décisif d'une grande bataille contre la république voisine de San-Salvador, il prenait la tète d'une colonne d'assaut quand il tomba percé d'un coup de feu qui ne venait pas des rangs ennemis.
          On ne peut se défendre d'une espèce d'admiration pour ces gaillards qui, après tout, ne sont pas responsables de l'anarchie sociale où ils ont grandi, qui se déclarent lions parmi les loups, posent une patte royale sur l'assiette au beurre, rendent coup de dent pour coup de dent, tiennent tête pendant vingt ou trente ans à la meute des carnassiers inférieurs, et finissent par aller dévorer leur proie à l'écart, vieux lions fatigués, pleins de gloire et d'ennui.
          Seulement, ce n'est pas avec ces tyranneaux à l'ancienne mode que l'Amérique latine pourra lutter contre le formidable joug économique des États-Unis.

                                                                                 *
                                                                             *      *

          Pour toutes ces raisons, je ne crois guère ail succès du nouveau tribunal centre-américain.
          Mais, au point de vue des Costa-Riciens, il aura toujours eu un premier résultat. Il leur aura permis d'ouvrir leur théâtre!
          Ce théâtre fait à la fois leur orgueil et leur désespoir: leur orgueil parce qu'il a coûté dix millions, leur désespoir parce qu'il reste inutilisé, faute de troupe.
          Amoncellement de marbre de Carrare, de bois précieux, de velours et de dorures, il est presque trop beau pour une ville dont les rues ne sont point pavées et dont les conduites d'eau potable laissent à désirer. Il est surtout trop beau parce qu'on n'y joue jamais. San-José n'est pas précisément sur l'itinéraire des troupes de passage, et la dernière représentation remonte à dix-huit mois !
          Aussi a-t-on saisi avec joie cette occasion-ci pour y donner un grand bal, qui fut, ma foi, extrêmement élégant. On se fùt cru à Paris, et l'on était dans une petite ville de 25.000 âmes, mais de quelles âmes ardentes à se consumer! Ce doit être une question d'altitude. Sur le sommet du Mont-Blanc, l'eau bout au-dessous de cent degrés .....
          Les Costa-Riciennes, dont j'avais déjà admiré le costume original dans les rues, m'apparurent cette fois vêtues en Parisiennes et dans tout l'éclat de leur beauté. Leur tête, petite, est allongée comme celle des statuettes de Tanagra, mais l'ovale du visage, le nez mince, les arcades sourcilières bombées, les paupières long fendues sur les noires prunelles ardentes, rappellent les vierges de l'école d'Ombrie, les Madones brûlantes et langoureuses du Pérugin.
          Ces femmes savent aimer. Sur le train qui descend de San-José vers l'Atlantique, je rencontrai un couple élégant et noble, portant le plus beau nom du pays, lui grand et mince, le nez busqué, le masque énergique, elle fine et blonde, ce qui est très rare ici. Ils descendirent à une gare du parcours, d'où l'on me montra la tour de leur castel, au loin, dans la montagne, une propriété superbe, mais très isolée. Certes, il faut s'aimer d'amour pour vivre là toute l'année en tête-à-tête. C'est leur cas. On me raconte le roman de leur mariage.
          Elle l'adorait depuis l'enfance. Lui menait une vie de jeune seigneur un peu fat, point soucieux de se fixer trop vite. Arrive dans le pays certain millionnaire du Honduras, qui tombe amoureux de la jeune fille. Celle-ci le refuse d'abord, comme elle refusait tous les prétendants; mais sa famille insiste, lui représente sa jeunesse qui passe, l'ingrat qui la dédaigne toujours ... Bref, elle se résigne.
          Arrive la soirée du mariage (car je vous ai dit qu'on se marie à minuit au Costa-Rica). Toute la ville était invitée. La promise seule fit défaut. Sa famille, atterrée, dut avouer qu'elle se refusait à sortir de sa chambre et présenter force excuses aux invités. Ceux-ci se retirèrent, on devine dans quelle agitation. Le lendemain leur réservait une bien autre surprise, car la fiancée de la veille se mariait, mais avec un autre homme, avec celui qu'elle avait toujours aimé!
          Voici ce qui s'était passé: à la dernière minute on avait apporté un bouquet de fleurs du grand dédaigneux. Dans ce bouquet, un billet: « Si vous m'aimez toujours, n'épousez pas le Hondurien! Je suis prêt à vous prendre pour femme ».
         En lisant ce billet, l'amoureuse tomba raide.
Il y eut, cette nuit-là, une scène de famille terrible, car les frères trouvèrent le fatal billet; ils eurent du mal à arracher à leur sœur le nom de celui qui l'avait écrit. Enfin, ils l'obtiennent et, brûlant d'un ardent désir de vengeance - car ils croyaient encore à une plaisanterie, - ils courent à la maison du séducteur. Ils le trouvent dormant fort tranquille.
         - Seniores! dit-il, je l'ai écrit et je le pense. Si votre sœur le veut, j'aurai l'honneur de l'épouser demain!
Et la cérémonie se fit le lendemain, au grand scandale de toute la ville qui escomptait du moins un duel avec le prétendant si cruellement évincé. Mais celui-ci se contenta de dire:
         - Mon mariage aurait fait trois malheureux. Il vaut mieux qu'il n'y en ait qu'un. Ce millionnaire du Honduras montra par là qu'il eût mérité d'être aimé si, hélas 1 l'amour était une affaire de mérite.

                                                                                 *
                                                                             *      *

          J'ai passé un mois à Panama, un mois au Costa-Rica; j'ai causé avec des hommes politiques du Nicaragua, du Honduras, du Salvador, du Guatemala. Je crois que je puis maintenant répondre à la triple question que je m'étais posée en arrivant dans l'Amérique centrale :
Les États-Unis prendront-ils ces pays? Dans combien de temps? Et quels en seront les résultats pour l'Europe?
          Oui, les États-Unis feront la conquête de toute l'Amérique isthmique, depuis l'isthme de Téhuantépec jusqu'à l'isthme du Darien, et la conquête non seulement économique - ce dont tout le monde ici convient - mais politique. Pour Panama, la chose est faite. Pour le Costa-¬Rica, dont ils possèdent déjà le plat pays producteur de bananes, ils pourront mettre environ cinq ans à acheter pièce à pièce les hauts plateaux producteurs de café, et le Costa-Rica sera mangé, comme Panama. Ensuite ils s'attaqueront à la république suivante. A cinq ans par république, c'est l'affaire d'un quart de siècle pour que la bannière étoilée> constellée de cinq étoiles de plus, flotte depuis les lacs neigeux du Canada jusqu'aux forêts tropicales de la Colombie. Passeront-ils par-dessus le Mexique ou l'engloberont-ils, lui aussi? C'est ce que je vous dirai quand j'aurai vu le Mexique. Occupons-nous de l'Amérique centrale.
          Le Costa-Rica, dont je sors, est la plus paisible, la plus éclairée et par conséquent la plus solide des cinq républiques. De l'avis unanime, elle est en avance d'un siècle sur ses voisines. Si celle-là est à la merci du Yankee, les autres feront encore bien moindre résistance. Or, le Costa-Rica est perdu.
          Qu'est-ce qu'un pays ? Une maison de commerce. Le Costa-Rica vend de la banane et du café. Quand derrière chaque plantation, c'est-à-dire derrière chaque comptoir, au lieu d'un Costa-Ricien il y aura un Yankee, vous voudrez bien admettre que la maison de commerce sera devenue américaine. Les États-Unis affirment ne nourrir aucune ambition politique; ils promettent de ne pas changer la firme, la vieille raison sociale de la maison qui, fonctionnant désormais avec leurs capitaux et à leur profit, continuera de s'appeler « République de Costa-Rica »; Cela peut se faire. Cela se fait sur les bords de la Tamise où tant de vieilles maisons à firme anglaise appartiennent sous main à des capitaux allemands. Mais ce qui se fait en Angleterre, dans le pays le mieux gouverné du globe, ne se fera pas en Amérique espagnole, dans les pays les plus ingouvernables de la terre, Qu'ils en aient ou n'en aient point envie, les États-Unis seront forcés de prendre les rênes des cinq carrosses qui porteront leur fortune. Les cinq cochers indigènes sont trop chers et trop querelleurs.
          La conquête économique du Costa-Rica aura eu deux phases, dont l'une prend fin et dont l'autre commence. Les forêts malsaines et presque impraticables de la côte Atlantique étaient pour ainsi dire abandonnées. Le Yankee les a acquises à bon compte. Il a racheté la voie ferrée, importé des nègres de la Jamaïque, établi un service direct de bateaux fruitiers avec La Nouvelle-Orléans, et la culture de la banane est devenue une affaire superbe. Maintenant il va commencer l'attaque des hauts plateaux, où l'on cultive le café.
          Ceux-là ne sont pas du tout abandonnés. L'hectare de terrain s'y pèse au poids de l'or. Mais les grands propriétaires ne demandent qu'à liquider leurs biens pour aller vivre de leurs rentes en Europe.
          C'est que la vie de château, au Costa-Rica, manque d'agréments. Tous les domestiques et gens de service sont fainéants, incapables, insoumis et voleurs. Ne sachant et ne voulant rien faire, rendant leur tablier à la moindre observation, on peut dire qu'ils ne restent dans une maison que le temps d'y trouver à dérober quelque objet, bijou, argent ou paquet de linge. Le coup fait, ils s'en vont. Pincés la main dans le sac, ils s'en vont de même, car les maîtres, connaissant par expérience l'indulgence des juges, s'épargnent la peine d'appeler une police négligente, souvent complice.
          Même, ils ne sont pas toujours renvoyés. Le larcin devient une peccadille sur laquelle on ferme les yeux. Dans le premier hôtel de San José, la femme de chambre a volé mes boutons de manchettes, la montre d'un voyageur italien, les bas de soie d'une dame française. Elle est connue pour voleuse. Il y a deux ans, elle a été prise sur le fait. L'hôtelier ne l'en garde pas moins. Personnellement, il ferme ses tiroirs à clef. Que ses voyageurs se débrouillent!
          Je suis reçu dans une jolie maison de campagne, au pied du fameux volcan Irazu, Le jour même de mon arrivée, disparaît un porte-monnaie oublié un instant sur la table du salon. On le retrouve dans la malle de la bonne, une fillette qui avoue en pleurant avoir agi sur les conseils de la cuisinière et du garçon d'écurie, avec qui elle devait partager l'argent dérobé. On les renvoie tous les trois, pour en prendre d'autres qui ne vaudront pas mieux.
          Le dimanche, les Indiens des plantations sont ivres et se battent à coups de « machete », sorte de sabre à l'aide duquel on se fraye un chemin dans les forêts vierges. Le travailleur noir est plus sobre, mais aussi fainéant et plus rancunier. Si on le congédie, malheur au propriétaire ou au régisseur qui s'attarde, la nuit tombée, au coin d'un bois solitaire! On le retrouvera avec une balle au milieu du front. L'Indien vole, le nègre assassine.
          Voilà pourquoi les grands propriétaires du Costa-Rica ne demandent qu'à convertir leurs plants de café, leurs champs de maïs et leurs pâturages en bon argent sonnant qui, dans ces pays neufs, se place en banque à dix et douze pouf cent. Voilà pourquoi le millionnaire costa¬ricien volé par ses domestiques indiens, menacé de mort par ses travailleurs noirs, n'a qu'un désir au monde: habiter Paris avec cent mille francs de rente! L'acheteur yankee peut se présenter. Il trouvera porte ouverte.
          Une fois propriétaire des trois quarts du Costa-Rica - le quatrième restant au petit paysan indigène-l'Américain voudra réorganiser les finances et la police. Quand on se sent chez soi. on veut être maître chez soi. Ainsi disparaîtra l'Amérique centrale.
          Le président actuel de la République, senior don Gonzalès Viquez, devant qui je développais franchement cette opinion, ne la partage pas :
          - « Prendre le Costa-Rica ! Prendre l'Amérique centrale ! Mais c'est impossible : l'Europe s'interposerait ! L'Europe l'empêcherait ! »
          Par quel moyen ? l’honnête don Gonzalès Viquez négligeait de me le dire. L'Angleterre et la France se désintéressent officiellement de cette partie du monde. L'Allemagne seule y manifeste quelque activité. Mais je ne vois pas le kaiser déclarant la guerre à l'oncle Sam pour protéger les petits dictateurs de l'Amérique centrale.
          Certainement, cette annexion sera mortelle pour les intérêts européens. Depuis quatre ans qu'ils possèdent le canal de Panama, les Américains ont progressivement mais impitoyablement éliminé tout employé, tout capital non yankee. Partout où ils s'installeront de même, l'Européen n'aura plus qu'à boucler ses malles et s'en retourner. Mais qu'y faire?
          Consolons-nous, me dit-on, par l’idée qu'au moins le touriste européen y gagnera! Il pourra visiter le Costa-Rica, qui est un des plus beaux pays du monde, et le Guatemala, non moins splendide, avec le confort que le Yankee introduit partout à sa suite. Déjà, l'an prochain, à San-José de Costa-Rica, va s'élever un magnifique hôtel moderne, tenu à l'américaine. On ne sera plus condamné à l'extraordinaire, à l'innommable saleté de l'unique auberge qui se décore actuellement du titre d'Hôtel Palace.
          C'est vrai. Tout de même cela console mal l'ancien propriétaire d'un château, que le nouveau propriétaire l'invite à venir le visiter agréablement. L'Europe pouvait être chez elle en Amérique centrale. Les habitants nous appelaient. La France a préféré aller au Maroc, l'Allemagne en Turquie, l'Angleterre au Transvaal, la Belgique au Congo. Elles ont peut-être eu tort.
          Avec un peu d'ordre, un peu plus de moralité publique et privée - que la présence de nombreuses colonies européennes aurait aussitôt introduit - ces pays fertiles et enchanteurs auraient été un des paradis de la race blanche.
          Le Yankee saura le prouver.

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Mise à jour : avril 2012
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